lundi 28 février 2011

Les dissidents/ Camilo Bogoya


Cette histoire, j’aurais aimé qu’on me la
raconte, sauf que c’est à moi qu’elle est arrivée. En
partie, la partie secrète, cachée et sans importance, car
la partie essentielle, c’est Sara qui l’a vécue. C’était en
mars. En 1980. Cela faisait quelques mois qu’on
jouait à vivre en couple, Sara et moi. Cela se passait
plutôt bien. On faisait des asados argentins, on
s’ennuyait le dimanche, j’essayais de mettre des films
pour baiser mais, pour le sexe, elle était du matin.
L’intimité, cette forme excitante de la confiance,
m’avait conduit à repasser ses tanguas, à lui couper les
ongles et à écouter ses ronflements, et ce personnage
dont je connaissais les humeurs, les manies, la
tendance à la boulimie, était de l’air entre mes mains.
L’intuition est la perception immédiate des choses.
Mais j’ai dû attendre l’année 80 pour prendre Sara

rondeur de ses fesses, sentir que je ne savais rien de la
commandante zéro, rien de plus à part qu’on était en
mars et qu’elle avait un rendez-vous, à six heures de
l’après-midi, sur le pont de la 45ème rue.
Un rendez-vous avec Alex, avec ce que les
optimistes appellent une meilleure amie. Alexandra
avait travaillé un temps à l’abattoir de l’Université
Nationale. Une fois, quand j’étais à l’école, on m’avait
emmené voir comment on sacrifiait les porcs. Pour
qu’on apprenne, avait dit la prof. On était devenus
grands, on avait dépecé des mammifères, on avait
quitté l’école primaire et passé notre bac. Alex était
une femme pleine de contradictions. D’être
végétarienne, ça ne l’avait pas empêchée de travailler à
l’Université Nationale. Avec son mètre cinquante,
Alex avait un faible pour les causes perdues, pour le
risque, pour les joueurs de basket. Voilà le portrait
que j’ai fait d’elle à la police quand j’ai été interrogé.
Ils sont arrivés à onze heures. J’étais en train
de regarder un film et je commençais à m’inquiéter de
ne pas voir Sara rentrer. Ils ont sonné, ils ont salué,
puis ils ont renversé la commode, jeté les livres par
terre, se sont remplis les poches des cartes du
Kamasutra, sont entrés dans la cuisine et ont bu mon
pisco.
Pendant l’interrogatoire, je caressais Walter, le
chat qui était arrivé avec Sara. Tout d’un coup, le flic
s’est mis à me parler d’Alex, à me dire qu’elle n’avait
jamais été végétarienne, qu’elle mesurait un mètre
soixante-cinq, et que la seule chose vraie dans tout ce

que j’avais dit, c’était qu’il s’agissait d’une salope. J’ai
lancé Walter sur le giron du flic et lui ai envoyé un
coup de poing qui a fendu l’air. Peut-être que ce coup
de poing raté n’a modifié que le destin de Walter
parce que le mien était déjà écrit dans un rapport!: le
N 57.
Ils m’ont bâillonné, m’ont fait monter dans
une voiture et on a traversé le quartier en pleine nuit.
Le reste de l’interrogatoire, je l’ai passé dans les
cachots de la police militaire.
—Allez, parlez-nous de votre copine,
González.
La peur m’était passée. Pour gagner du temps,
j’ai essayé de leur parler d’Alex. Ne me calomnie pas,
m’avait-elle dit une fois, quand on se disputait. En
réalité, je ne la connaissais pas ou, plus exactement, je
la connaissais par ouïe dire. Tout le monde raconte
des histoires, on aime ça, parler des autres, raconter
un secret,!n’en parle à personne, mais Alex a fait ça,
c’est comme ça que les potins commencent et après il
y a un journaliste, comme moi, qui écrit un reportage.
Je voulais dormir à la maison, en caressant Walter,
j’allais donc collaborer, bien sûr, on était du même
bord. Mais, qu’est-ce qu’elle m’avait fait, Alex! ?
C’était pas la bonne question, qu’est-ce qu’elle ne
m’avait pas fait, qu’est-ce qu’elle m’avait refusé, qu’est
ce qu’elle ne me ferait jamais!?
—González, je vous répète ma question,
parlez-nous de votre copine.
C’est Sara qui m’avait parlé de la torture. Je
n’avais jamais osé proposer le sujet à la rédaction.

Sara m’avait dit que, dans ses cachots, la police avait
un endroit qu’on appelait la cour des papes. Ou peutêtre
qu’on l’appelle le lit de l’inquisiteur. Si tu n’es pas
néo-libéral, catholique et hétérosexuel, on t’y enferme
et t’en prends plein la gueule. Juste ça. La phrase est
de Sara, elle l’avait recopiée d’un manuel. Elle n’était
jamais capable de me raconter une histoire en entier.
Elle me disait, mon amour, il y a un endroit, à deux
kilomètres d’ici, qu’on appelle la cour des papes, puis
elle se taisait, un autre jour elle me disait presque en
pleurant, j’espère qu’on ne t’emmènera jamais au lit de
l’inquisiteur! ; un autre jour, mon pioupiou —je suis
très maigre—, Alex voudrait qu’on lui garde son
appareil photo, il restera pas longtemps ici, c’est un
appareil d’amateur, et fais bien attention, ne t’en sers
pas, ne l’ouvre pas, reste tranquille, et c’était tout,
mon pioupiou, aujourd’hui j’ai rendez-vous dans la
45ème rue, et on ne pouvait pas lui poser de questions
parce que sinon, on faisait pression sur elle, ou il lui
fallait du temps à elle, ou j’étais un sale macho
possessif.—
On va reprendre les choses par le début,
M. González. Quel genre de relation vous avez avec
Sara Castro!? Pourquoi est-ce que vous viviez avec la
commandante zéro ?
Je n’en savais rien, moi, de ces histoires de
commandante, mais va faire croire que la fille qui te
cajole la queue, la petite ronde avec des yeux
d’agneau, a une vie inconnue, anonyme et peut-être
plus vraie!?
Bon, ai-je dit au flic, je vais vous raconter un

truc très délicat, ça doit rester entre nous. Raconter,
c’est une question de ton!; j’étais dans un cachot et je
demandais au flic de tendre l’oreille, j’allais tout lui
raconter, comme si on avait été au café, c’est ce que je
lui ai dit, imaginons que vous et moi, on soit amis et
qu’on soit assis au café. Le policier a mis sa main
dans sa poche, en a sorti une flasque d’eau-de-vie et a
en bu une rasade. On le payait pour faire le méchant,
pour débarquer chez n’importe qui à onze heures du
soir et pour te sortir en caleçon.
—Alex, je l’ai connue en 78.
Le flic m’a envoyé par terre et m’a donné un
coup de poing.
—Jouez pas au con, González, parlez-nous de
Sara.
En me relevant, j’ai senti que la réalité
vacillait.
—Justement, je lui ai répondu la main sur ma
joue. Aujourd’hui, elle avait rendez-vous avec
Alexandra.
Il faut que je suspende le récit de cette nuit-là
pour qu’on voie une pièce minuscule, un homme
debout, moi, et l’autre assis, le flic, et une puissante
ampoule au-dessus de ma tête. Il n’y a rien d’autre,
mais l’imagination est obsessionnelle. À ce momentlà!;
j’ai pensé à Sara, à sa façon d’agrafer son soutiengorge,
à son habitude de sortir de la douche et de se
promener nue dans la maison. J’ai commencé à parler
d’elle. Curieusement, je l’avais aussi connue en 78.
C’était Alex qui me l’avait présentée. En disant ça, je
me suis recroquevillé, comme pour parer un coup,

mais le coup n’est pas venu et petit à petit j’ai dû
raconter mes secrets, ce récit fait de délations que le
flic attendait.
C’était en août 78. Pour la première fois dans
l’histoire, un ballon gonflé à l’hydrogène avait traversé
l’Atlantique. Cela paraît incroyable qu’on ait dû
attendre jusqu’en 78, mais c’est la vérité. Il y a des
entreprises échevelées!: l’amour conjugal, les jeux de
hasard, le massage prostatique, le destin politique.
C’était les seules choses qui réjouissaient Sara. On
s’était connus sur la Septième Avenue, dans un
restaurant de pâtes. C’est Alex qui me l’avait
présentée. Ce soir-là, au restaurant, un type était
arrivé, qui les connaissait, qui les tutoyait, qui les
prenait par la taille. On l’appelait le Calife. Un
étudiant en droit, un grand type aux yeux bleus, on
aurait dit Camilo Torres, mais c’est pas possible parce
qu’il est mort.
—Attendez, González.
Tout à coup, un autre policier est entré.
C’était un dessinateur!; j’ai fait un portrait-robot. Sans
le vouloir, j’étais en train de décrire l’ex de Sara. Je
l’avais vu une ou deux fois, le genre de tête qu’on
n’oublie pas. Plus creuses, les joues. Le nez, plus long.
Aucun des flics ne s’était rendu compte que
maintenant c’était moi qui donnait des ordres! :
mettez plus de cheveux, pas autant, un peu plus.
Je pouvais continuer comme ça, à inventer des
personnages. Il suffisait de penser aux Mille et une
nuits, à un récit si subjuguant qu’il me permette de
voir la lumière d’un nouveau jour.

Il y a des choses sur lesquelles je ne me
trompe jamais, j’ai ajouté. Je ne sais pas ce que le
Calife a fait, je ne sais pas l’effet que font ce grain de
beauté et ce regard, mais quand je l’ai connu, il avait
l’air d’un type bien.
La mâchoire des vertébrés a un nombre précis
de molaires et d’incisives. Je les avais toutes au
complet, sans abcès ni caries. Je ne sais pas pourquoi
j’ai dit ça mais, comme un con, je l’ai dit. Ils s’y sont
mis à deux pour me bourrer de coups de poing. Ça a
été ma première perte. Enfin, la deuxième, après le
pisco. Ou la troisième, après les cartes du Kama, c’est
comme ça qu’on l’appelait avec Sara!: une séance de
Kama, où tu as caché le Kama, fais-moi le Kama 3. Ma
défense du Calife, mon personnage, m’a laissé un
trou, en bas, à gauche. Il me suffit de passer ma
langue de ce côté pour m’en souvenir!; je tombe sur
un trou, énorme et pulpeux, et je revois le regard
glauque du flic.
Édenté et en sang, j’ai continué de subir
l’interrogatoire. Je leur avais ouvert la porte parce que
je ne voulais pas de problèmes, parce que quelqu’un
me faisait une blague, «! ouvrez, c’est la police! », un
voisin qui avait entendu les gémissements du film et
qui voulait le voir avec moi.
—Revenons à Sara.
Je devais seulement être cohérent, me
souvenir de ce que je disais, il n’y a rien de plus
inquiétant qu’un conteur sans mémoire, qui se
contredit, qui perd le fil de son histoire, comme s’il
ne comprenait pas ce qu’il raconte, comme s’il ne

savait pas où il va et qu’il n’inventait pas des
personnages mais des masques, des ombres, des
fantômes.
Bon, Sara avait une faiblesse. Ça m’était égal
qu’elle soit idéaliste, boulimique et même menteuse
au lit, moi aussi, j’avais mes défauts. Sara avait
commencé à la récréation, dans les toilettes, une fois
sans avoir petit déjeuné et à cent mètres du collège.
D’abord, du hasch, puis de la coke, plus tard, tu jures
que le crack, c’est comme l’au-delà, tu es jeune et tu
supportes tout. Sexe, drogue et politique, c’est ce que
notre génération appelle avoir des expériences.
Quand Alex et Sara se retrouvaient, c’était pour
acheter. Je ne participais pas au trip, je ne savais rien,
j’embrassais Sara et je me laissais caresser la queue,
c’était tout.
—Continuez, González.
C’était elle qui m’avait appris à boire du maté.
Elle avait des amis argentins. Un jour elle était arrivée
avec l’herbe. Ça vous laissait un arrière-goût amer et
une sensation de joie. Le matin, quand on faisait
l’amour, une cigarette et un maté. Il y en a un paquet
dans le tiroir de gauche. Sous la confiture. L’aprèsmidi,
Sara disparaissait. Elle était très bizarre, très
silencieuse, je ne sais pas pourquoi elle vivait avec
moi, elle m’avait dit jouons à être ensemble et le jeu,
c’était du tout bon, il n’y avait pas de perdants, que
des combats, des riz au poulet, des ajiacos et des asados
argentins le week end. Je suppose que, pour elle, la
politique, c’était aussi un jeu, faire un puzzle avec des
pièces manquantes.

—González, m’est avis qu’on se comprend
pas, vous et nous.
Bon. Vous voulez des faits, des dates, des
noms. Vous voulez une histoire. Je vais vous la
raconter. Sara avait des amis, c’est un droit
constitutionnel. Je n’ai jamais été son ami. L’amour,
ça exige des aveux, mais Sara se méfiait de moi. Elle
tenait son journal, vous pouvez le trouver sur la table
de nuit de gauche. Il y a aussi un agenda avec des
dates barrées dans le calendrier. J’ai respiré. J’ai senti
que mon récit était convaincant. Ils me croyaient. Et
tout était vrai. Vrai mais pas vérifiable. L’agenda était
annoté en deux couleurs, rouge et noir, je n’y avais
jamais rien compris. Ils y trouveraient des noms, des
adresses, des dessins, parce que Sara dessinait, et si
vous trouvez un homme nu, avec de grandes couilles,
c’est moi, je vous jure.
—Pas de blagues, González.
Bon. Sara et moi, on avait ce qu’on appelle
une vie commune. Je savais qu’Alex avait ses hobbies,
comme préférer l’art moderne ou le jus de mangue au
lait. C’est pour ça qu’il ne s’était jamais rien passé
entre nous, j’étais trop normal, un type si ordinaire
qu’Alex ne m’avait jamais rien raconté, elle ne m’avait
jamais parlé de Sara, elle nous a simplement
présentés, elle, c’est la belle Sara, le beau mec, là, c’est
González. Ça, je vous l’ai déjà dit, mais je ne vous ai
pas dit que, moi aussi, je tenais un journal, très
sporadique, il est caché dans la bibliothèque, un petit
cahier à pages jaunes. Lisez-le, je raconte comment je
fais le chocolat et le riz au poulet, comment je me

masturbais en pensant à Alex, comment c’étai elle
que je voyais quand je jouissais sur les seins de Sara.
Ce sont des données précieuses, tu dois avouer tes
pensées intimes, tu dois rendre la trame
vraisemblable, après ça, on te croit.
—C’est la dernière fois que je vous pose la
question, González, qu’est-ce que vous faisiez avec la
commandante zéro!?
Bonne question. Je me l’étais longtemps
posée moi-même et je n’avais jamais trouvé la
réponse. Le flic se leva.
—González, vous vous souvenez des
assassinats de Carlos López et de Laura Fernández!?
Ces noms ne m’étaient pas inconnus. Ça avait
été des affaires retentissantes. Le bruit courait que le
premier avait été tué par sa maîtresse et qu’on avait
vidé sur la seconde le chargeur d’un calibre 38 court
en plein jour. L’un et l’autre faisaient de la politique,
des jeunes gens enthousiastes, l’un et l’autre
montaient deux fois par semaine au mont de
Monserrate. Sara avait les mêmes habitudes.
—Je vous parle de Sara, de votre copine,
accusée de port d’armes illégal et de falsification
d’identité.
Sara ne me laissait jamais regarder dans son
sac. C’est pour ça que j’adorais laver ses vêtements et
trouver des bouts de papier dans ses poches. En
revanche, cette histoire d’identité, j’étais au courant.
On jouait parfois à s’appeler par un autre nom,
surtout quand ça nous excitait d’imaginer qu’on

venait de se connaître dans la rue et qu’on était sur le
point de faire l’amour.
—Oui, Monsieur, celle qui a lancé les pétards
de la treizième rue.
L’explosion avait donné lieu à une histoire
tragique. Apparemment, ils voulaient attenter à la vie
du Ministre de l’Intérieur mais ils s’étaient trompés
dans leurs calculs et la bombe avait explosé avant le
passage de la voiture. Un vendeur de bonbons avait
perdu une jambe. Des enfants qui rentraient de
l’école avaient été défigurés.
—C’est bien de la même que je suis en train
de parler, González, de la femme qui a organisé le
hold-up de l’Hôpital Militaire.
L’opération avait été un coup de maître. Il
s’agissait de voler la banque d’organes congelés
qu’avaient les militaires pour la redistribuer dans les
hôpitaux de pauvres. Le deuxième volet, cependant,
avait été un échec. Les médecins avaient pris peur,
personne n’avait voulu accepter les organes des
martyrs de la patrie. Au bout de quelques heures, une
moelle osseuse, des cornées et un morceau de rein
avaient réintégré, décongelés, la chambre frigorifique
de l’Hôpital Militaire.
—Vous allez répondre maintenant, González,
qu’est-ce que vous foutiez avec la femme qui
m’embrassait les couilles!?
Il y a des nuits très longues. Ils m’ont
emmené dans une cellule où la lumière du jour ne
pénétrait pas. Je ne sais pas combien d’heures ont
passé, ni combien de fois j’ai pissé. Ils ont

recommencé à m’interroger. Chaque récit est le
dernier. J’aimais les interrogatoires, ils m’aidaient à
connaître Sara, à me la rappeler, à savoir que les faits
d’une vie sont le genre de livres qu’on ouvre parfois
et auxquels on ne comprend rien. Après, ils m’ont
oublié. Au journal aussi.
Dans les cachots, de temps en temps on nous
laissait lire la presse de l’année précédente. C’était la
seule chose, avec l’annuaire téléphonique, qu’on nous
laissait lire. Je lisais toujours les nouvelles
internationales. «! Jenny est arrivée, à l’âge de douze
mois, au Zoologique de Dallas. La direction du zoo a
décidé le décès de la gorille, malade de cancer, au
bout de 55 ans de vie en captivité! ». Mon camarade
de prison s’appelait aussi Jenny. Notre cellule était la
N 57. Jenny était devenu fou en apprenant le grec. Il
passait des heures à écrire sur les murs. Parfois, on
avait des dialogues! : je disais merde et il répondait
«! hybris! », je disais merde et il argumentait d’un
«!polis!», je disais merde et il me consolait d’un «!viens
ici!». J’ai passé cinq ans à lui raconter ces faits, pour
ne pas les oublier, parce qu’on nous donnait une
nourriture qui nous perforait la mémoire. J’ai même
fini par oublier qui j’étais, pourquoi je tenais un
journal aux pages jaunes où je disais tout ce qu’avait
fait ma Sara, tout ce que j’avais fait, moi, quel genre
d’apatrides on était et ce que je cachais sous l’aspect
d’un journaliste naïf, d’un civil sans conscience, de ce
civil qu’on avait interrogé jusqu’à lui briser les os et
lui fendre les lèvres et que tout le monde avait fini par
oublier. Mais je ne sais plus si en réalité, ce type-là,

c’est bien moi, je ne me souviens plus si c’est la
version que j’ai fini par signer. Je suppose que Sara l’a
appris un jour, je veux croire qu’elle m’a pardonné, je
veux croire qu’elle n’a pas été arrêtée et qu’elle est
encore en vie, consciente du fait que je n’étais qu’un
faux témoin.
Jenny souffrait de pharmacodépendance. Il
avait passé un accord avec les gardiens pour qu’on lui
fasse parvenir ses trips, sous forme de capsules
dissimulées dans les pois chiches. Jenny les partageait
avec moi. C’est la seule chose qui m’a consolé de la
perte de Walter!: un jour, ces enfants de salaud m’ont
apporté une boîte avec le squelette du chat dedans.
Je suis sorti en 85. Des tortures, il m’était resté une
boiterie et une lèvre fendue. J’ai dû attendre plusieurs
années avant de pouvoir arranger mon visage. J’ai dû
attendre davantage encore pour me défaire des
addictions auxquelles Jenny m’avait initié. Quelle est
la première chose que fait un homme qui sort de
prison! ? Je suis allé chez moi, je me suis rappelé ce
que Sara m’avait dit et j’ai cherché l’appareil photo
d’Alex. Bizarrement, ils ne l’avaient pas pris. Il faut
toujours laisser quelque chose derrière soi pour qu’il y
ait une possibilité d’être pris à nouveau. Je l’ai ouvert
et je l’ai démonté. J’ai trouvé un bout de papier avec
des numéros et une liste de noms. J’ai avalé ce bout
de papier comme j’avais avalée toutes ces années.
Ensuite, je suis allé sur la tombe d’Alexandra! : elle
s’était tuée en 82. Après, je suis allé manger un ajiaco
mais mon estomac n’était plus le même. Une semaine
plus tard, je suis monté dans un avion. On dit

qu’Alexandre le Grand a souffert sa vie durant du
même cauchemar cyclique. Un an après, et pendant
des années, j’ai rêvé que Sara était vivante, qu’elle
venait me voir et qu’elle me mettait les doigts dans le
cul, et qu’on était profondément heureux.
L’autre jour j’ai pensé que je n’étais peut-être jamais
sorti des cachots de la police militaire. L’autre jour j’ai
revu Jenny. C’est peut-être lui qui raconte cette
histoire. Dans tout ceci, il y a une phrase dont je ne
sais si elle doit aller au début ou à la fin. Il faut écrire
l’histoire de cette nation comme si on avait le couteau
sur la gorge.
                    Traduit par Florence Olivier

Du livre ça cartonne, La Guêpe 2010

jeudi 24 février 2011

LA HISTORIA DE AMOR DEL PEZ LAMPARA Y EL DVD

FEFO FERRARI

                                                                                                                          


El pez lámpara es una especie que habita en las
profundidades de los océanos, donde la profundidad es tan
profunda, que si se midiera de abajo hacia arriba sería tan
grande como una montaña. Tan lejos de la superficie
obviamente no llega nada de luz, por eso la naturaleza que
es sabia lo dotó de una lámpara. Con ella ilumina su
camino y atrae otros peces que come con su inmensa boca
y sus monstruosos y feos dientes y colmillos,
desproporcionados con el resto cuerpo, que se va
achicando hasta la aleta de atrás, muy pequeñita porque
no tiene que nadar mucho.
Tan monstruoso y aterrador es el pez lámpara, como serían
los insectos si por ejemplo una abeja fuera tan grande
como un perro (¡qué miedo!) y una araña tan grande como
un elefante (¡qué asco!).
Sin embargo la monstruosidad de los insectos también es
sabia, porque en los insectos no existe la piedad…ellos se
comen unos a otros constantemente y no tienen vida de
familia ni de amigos, como la tiene un león o un pájaro o
un gato, que cuida a sus hijitos tanto como los humanos.
La lámpara del pez lámpara , sale como una caña de pescar
doblada de su espalda y termina en una pelota luminosa
que cuelga frente a sus ojos.
No está cargado de electricidad como en nuestras casas y
tampoco utiliza pilas. Se sirve de la electricidad de su
cuerpo, porque todos los cuerpos tienen electricidad,
incluso el nuestro, electricidad gracias a la cual el cerebro
piensa ( por ejemplo).
El problema de este feo y deformado pez es que perdió a
su pareja un día en la oscuridad del océano y nunca mas la
encontró. Además, es el último pez lámpara que queda,
porque es una especie en extinción como tantas otras

especies de animales de la tierra, que por culpa del
hombre, si dejan de nacer va a ser para siempre, ya que la
naturaleza nunca podrá hacerlos de nuevo.
Sólo y abandonado, el pez lámpara es el hazmereír de los
peces del fondo del océano, todos feos, pero aunque feos
cada uno con su pareja, tan fea como ellos.
Un buen día, estando el pez lámpara con la lámpara
apagada, se le acercó una luz y lo iluminó. Era una lámpara
igual a la de su ex-pareja.
Increíble.
El no podía verla porque la luz de la lámpara lo
enceguecía. Pasaron unos minutos y la otra luz empezó a ir
hacia arriva.
Hacia la superficie.
El pez lámpara no se resignaba a quedarse solo otra vez y
aunque se sentía incomodo subiendo hacia la superficie
porque el agua deja de estar helada y se hace cada vez mas
caliente por la luz del sol, siguió y siguió nadando hacia
arriba buscando desesperadamente su pareja.
Finalmente salieron del agua y en la superficie la pudo ver:
La lámpara no era un pez sinó una cámara filmadora jalada
por un barco. Era el Calipso del profesor Cousteau que
filmaba para estudiar los peces de las profundidades.
Al pez lámpara no le importó nada que su amor no fuera un
pez y decidió rescatarlo. Los investigadores sacaron el DVD
de la cámara y lo guardaron en el laboratorio.
Incontenible por estar tan cerca de su felicidad, el pez
lámpara saltó al barco, se metió en el laboratorio y escapó
con el DVD baja la aleta.
Después nadó y nadó y nadó hacia abajo, muy pero muy
velozmente seguido por otra lámpara que lo perseguía, la
de los investigadores que querían recuperar su valiosa
película para hacer un documental.

En la mitad del camino se le ocurrió apagar su lámpara y
entonces la cámara del Calipso perdió su rastro. Ya más
tranquilo fue descendiendo hasta la misma arena del fondo
para depositar dulcemente a su amor DVD.
Aun sigue allí con su amor DVD sin importarle que algunos
peces lo carguen porque dicen que se conformó con un
DVD cuando en realidad estaba enamorado de una cámara.
A veces enciende su lámpara para iluminar el DVD, el cual
refleja sus colores de arcoiris al moverlo y su infinita
belleza. Y se siente tan bello como su DVD y piensa que
hacen muy buena pareja, porque gracias a la luz de la
lámpara, el DVD adquiere esos colores de arcoiris, que son
extrañísimos en el mundo sin colores y sin luz del fondo del
océano.
Muchos años después El Calipso viajaba por esa zona y se le
ocurrió enviar otra cámara a las profundidades del mar. El
señor Cousteau no podía créer lo que veía: El pez lámpara
y el DVD habian puesto un cine en el fondo del oceano. Allí
iban los tiburones, las ballenas, los salmones, las
serpientes marinas, los barcos perdidos y los calamares a
ver las mejores peliculas.
Cousteau decidió no decir nada para que dejaran a la
familia del pez lámpara tranquila. Gracias al cine Calipso
(ese fue el nombre que le pusieron) siempre se pueden ver
en el fondo del mar las mejores peliculas de Hollywood y
las ballenas sueñan con ser Angelina Jolie y los tiburones
con tener la sonrisa de Brad Pitt y los barcos perdidos
quisieran ser el Titanic.
¿Les parece esto imposible? ¿Entonces como es posible que
se enamore un pez de un DVD?

lundi 21 février 2011

DOMINATION/ DANI UMPI

                                                                 Traduction Simon Perilhou 



C'est parce que le chewing-gum à la menthe, artificiel, élastique, intense et bon marché, éclate mieux dans sa bouche que dans celle de n’importe qui. Pour cette raison qu'en voyant cette bulle gonfler si rapidement, j’ai envie d’un chewing-gum comme le sien, d’une bouche comme la sienne, en moi et pour moi. Lui, tout entier, pour moi. Il doit y avoir un truc, quelque chose de pensé, de travaillé. Il n'est pas mannequin par hasard. Je regarde sa bouche et je pense à son dos, à ses jambes et au reste de son corps. Je l’imagine par petits bouts, une pensée après l’autre, comme dans une danse effrénée[1]. Tous les morceaux que j’ai vus ou imaginés. Le dos, les jambes… je me les remémore rapidement, par petites lampées. Deux secondes me suffisent pour imaginer son corps nu, décoloré. La peau de la même pâleur que ses cheveux, du même ton, une couleur presque blanche, toujours blanche, mais pas tout le temps. A certains moments la peau devient rouge, de colère ou de honte, et on peut alors voir où commencent les cheveux, les distinguer. Comment une personne aussi pâle peut-elle me plaire ?

J’imagine sa peau qui se déchire, se rompt et j’aimerais lui faire tant de choses. Une petite poupée. Elle ne résisterait pas, ne resterait pas ferme, blanche, elle éclaterait comme une bulle, comme un chewing-gum, si j'arrivais à l’enlacer avec toute la force que je voudrais. Il fait éclater la bulle de chewing-gum dans sa bouche avec une assurance et une conviction qui me fait battre le cœur plus vite, me donne chaud, me fait rougir, et lui se rend compte que quelque chose m’arrive ; quelque chose m’arrive car il se tient devant moi face aux lumières de la rue qui, derrière les fenêtres fermées, illuminent sa peau à travers le carreau sali. Les traces de crasse dessinent des tâches de rousseur, mais c’est un simple effet d’optique car il est d’un blanc pur, comme la neige. Il prépare alors une nouvelle bulle, plus grande encore, qui éclate avec force, mais d’un vert moins profond que les précédentes, d’un vert pareil à la couleur de ses yeux. Les yeux, la bulle, de la même couleur. La peau et les cheveux aussi. La tête me tourne. Les yeux, verts, émeraudes qui me regardent sans ciller, me voient chanceler devant tant de beauté et, toujours verts, soutiennent mon propre regard, aller et retour. Mais mes paupières à moi sont fermées, parce que je rougis. Je vais à sa bouche, rouge aussi, ses lèvres se ferment et s’ouvrent. La langue tourne et se retourne. Il lit dans mes pensées et prépare une troisième bulle pour m’impressionner, pour bien me faire comprendre qu’il domine la situation, le temps. Le temps est sien et il l’utilise, il me teste jusqu’à m’user. Voyons, voyons. Voilà une autre bulle. Ça te plaît ? Il rit et moi, qui rougis, je souhaiterais être plus bronzée. Il me demande sans détour si je ne vais pas l’accompagner et, comme une idiote, je lui réponds, timide, que je ne sais pas, sans me rendre compte qu’il ne m’a pas dit où il veut aller, où il veut m’emmener. Cette rencontre me remue, sa peau si pâle, transparente, fantomatique, ses bulles et ses mouvements précis, la langue qui humecte les lèvres, qui cherche des restes de chewing-gum. D'ailleurs, ce n'est pas encore l'été, bien entendu. J'imagine que ses mouvements ont peut-être été pensés à l’avance et ça me plaît beaucoup. Je vois d'autres choses. Son t-shirt bleu au col abimé et son cou mal rasé, avec des poils de la même couleur que la peau, timides. Pourvu qu’il ne soit pas imberbe, même si je m’en moque. Tout son être me défie. Vais-je y aller ou non ? Bien sûr que je vais y aller. Il le sait déjà, mais il me le demande encore une fois et comme je ne réponds rien il ajoute “allons-y”. Il m’ouvre la porte et attend que je finisse d’enrouler mon écharpe kilométrique pendant que le froid de la rue à minuit entre dans la pièce. Quand, arrivée chez lui, je l’enlève, je sens encore le froid du dehors mais je fais comme si j’étais super à l’aise et termine d’un trait mon verre de vin. Je le laisse trainer dans un coin.

Il semble que depuis quelques mois il y a une nouvelle fonction sur Facebook qui te permet de savoir qui vient sur ton profil et combien de fois. Avec quelques clics on peut créer une sorte de classement des personnes qui te rendent le plus de visites et fouinent dans tes photos, ta vie. C’est un service très pratique et humiliant. Moi, je suis en première position depuis plusieurs semaines. Je suis la personne qui a le plus parcouru son profil. Toutes mes venues ont été comptabilisées, puis converties en uns et en zéros. Première avec un score de trois cent quarante huit. Je n'ai pas bougé de la première place depuis qu’il a commencé à utiliser cette application et c’est pour ça qu’il a voulu me connaître, m’inviter à sortir. La confession me rend très nerveuse et je ne peux m’arrêter de rire pendant un moment, il me sert un verre de vin et je suis à deux doigts de tout renverser, quelle maladroite, qui sait l’heure qu’il est, s’il y a des taxis. Ma maison est loin. Je dis « ah ». Je tripote mon portable dans la poche de mon jean.

La vie d’un mannequin n’est pas tellement agitée. Pas celle d’un mannequin aussi bizarre que lui et qui démarre à peine en tous cas. Il est engagé seulement parce qu’il est albinos, parce que c’est une espèce de freak qui a du style, qu'il est sensuel et n’a pas de ventre. Il me montre ses abdominaux et ne tarde pas à enlever tous ses vêtements. Il les jette par terre. Il monte le volume de la musique. Il baisse les stores, prend une pose. Il va très vite et je ne sais pas encore comment réagir. Il me demande si je veux le sucer. Il me la montre, elle est dure. J’avale le reste de vin et le toise de bas en haut. Bien que je sois assise, habillée, enfoncée dans le pouf en faux cuir sale et que j’ai sa bite à hauteur de la bouche, bien que je sois dans son appartement perdu dans un quartier que je ne connais pas, avec un garçon que je ne connais pas, à moitié saoule et le ventre vide, bien que j’aie vu tous ces dossiers de photos sur Facebook, celles de ses vacances au Brésil, toujours à l’ombre, et celles de ces productions de mode qu’il a faites en une petite saison de travail au Chili, bien que je lui sois offerte, qu’il pense savoir pourquoi je suis venue et qu’il prend la liberté de me proposer ce qui lui passe par la tête, je me rends compte que c'est moi qui contrôle la situation et je lui dis non. Je n’ai pas envie de te sucer, pas pour l’instant. Le mannequin albinos ne sait pas quoi faire, il ne bouge pas, n’insiste pas. La bite reste tendue, telle quelle, en attente. Désolé petite, je suis allé très vite, je n’ai pas été très clair ni très franc sur ce que je voulais. Non, rien à voir. Tu m’as seulement prise par surprise, je ne m’attendais pas à ce que ça aille si vite, ne dévoile pas tout. Attends un peu. Je te demande juste de ne pas m’appeler « petite ». Ça ne me plait pas. C’est comme si tu disais poupée. Tu comprends ? Je déteste quand les mecs disent “poupée”. Je ne sais pas si c’est du féminisme ou autre, mais je déteste ça, ça ne me plait pas du tout. Je n’ai pas dit « poupée », j’ai dit « petite ». Oui, tu as raison, j’ai fait une drôle d’association. Tu es un peu nerveuse ? Non, non. Tu m’as prise par surprise, c’est tout, je te l’ai dit. Elle ne retombe pas ? C’est-à-dire… pendant que nous parlons, je veux dire, elle reste comme ça, droite ? Oui. Ça te dérange ? Non, non, pas du tout. Ça me paraît bizarre mais c’est seulement que moi je n’en ai pas et je ne suis pas non plus une experte en la matière. Tu veux que je m’habille ? Non, c’est bon. Tu veux t’en aller? Non. Tu veux que je m’en aille ? Non, c’est bon.

Quand tu m’as invitée à sortir, à boire un verre, j’ai pensé que c’était une plaisanterie, une blague, j’ai pensé que quelqu’un avait piraté ton profil Facebook et était en train de s’amuser, que ce n’était pas toi qui m’invitais à boire un coup. Une fois, dans un cyber-café, je me suis assise à côté de deux types en train de chatter avec une fille, en se faisant passer pour son copain. Il était surement devant l’ordinateur avant eux et il a dû partir sans se déconnecter de MSN, ces petits cons se sont fait passer pour lui et lui faisaient dire n’importe quoi. Ils riaient. Pauvre gamine. J’aurais voulu les dénoncer ou un truc du genre mais je n’ai pas osé. Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas là ?  Aucune idée. Heureusement ils se sont rendus compte que je m’en étais rendue compte et ils ont arrêté de chatter, ils sont devenus sérieux et se sont mis à regarder des vidéos. Ça m’allait. Depuis, quand il m’arrive des trucs bizarres comme ton invitation, j’imagine que quelqu’un qui n’est pas le propriétaire du compte pourrait être en train de l’utiliser. Tu comprends ? Je réfléchis alors à qui ça peut être. Dans ton cas j’ai pensé que ça pouvait être mon amie Inès, qui est très blagueuse et te connait parce qu’elle est maquilleuse, elle t’a maquillé plein de fois. Tu vois qui c’est ? La brunette. Je lui demande toujours des nouvelles de toi. C’est elle qui m’a appris ton nom et que tu n’étais plus avec ta copine, que tu étais déjà de retour du Chili et que ça avait très bien marché. En tout cas je me suis tout de suite rendue compte que ça ne pouvait pas être elle parce qu’elle n’est pas non plus du genre à faire ce type de blagues et elle ne va jamais dans les cyber-cafés et… désolée, je raconte n’importe quoi.

Il se rend compte qu’il est trop près et s’écarte, s’assoit dans un fauteuil, à côté de moi. Nous regardons tous les deux le mur sans parler, nous pouvons entendre les mouches voler, nous cherchons une solution pour que cet imprévu ne se termine pas en anecdote pathétique à raconter à nos amis le week-end prochain, comment sauver la situation, dans une tentative désespérée. Nous essayons de comprendre qu’elle a été notre erreur, le timing, les codes, les attentes, les expériences et la difficulté d’être spontané à notre âge, dans cette ville, dans ce petit cercle de personnes, si serré et si étroit, dans lequel nous habitons tous les uns à côté des autres en nous voyant tout le temps et l’horrible perspective d’avoir une mauvaise expérience sexuelle avec quelqu’un que l’on reverrait sans cesse, partout, avec des amis communs qui sauraient ce qui s’est passé cette nuit qui n’est ni terminée ni commencée, ce qui s’est passé avant, comment on en est arrivé là, dans son appartement, dieu sait où, qui sauraient qu’il m’a envoyé un message sur Facebook parce que j’étais la psychotique qui entrait constamment sur son profil, pour voir ses photos. Oui, tout le monde le saurait et ça m’énerve de penser à ces personnes que je n’intéresse sûrement pas beaucoup plus. Je ne sais pas ce que lui pense exactement, mais ce doit être quelque chose comme ça, quelque chose de semblable. Je ne sais pas si je dois lui dire. Il demande si je veux fumer un joint.

Le joint avec le vin je n’aime pas trop. Encore du vin oui, bien sûr. Un autre verre. Je fais un effort ridicule pour m’extraire du pouf, me lever, arranger mes vêtements, aller jusqu’à la bouteille de vin. Je soupire. On commence à entendre une chanson connue. La musique est en mode aléatoire. Je m’approche avec deux verres de vins et je me rends compte que sa bite est toujours dure. J’imagine que, peut-être, il a pris quelque chose, du Viagra, un truc comme ça. Je ne sais pas si on peut mélanger le Viagra et l’alcool, je suppose que non mais j’ai honte de lui demander. En plus, il doit déjà le savoir, c'est un grand garçon. Ca ne me regarde pas.  Je n’ai pas de raisons de gérer ce type d’information. Je décide de m’asseoir sur ses genoux. Je sais que c’est une attitude complètement nulle mais je ne veux pas retourner dans le pouf et il reste seulement son fauteuil. Je fais la petite fille effrontée, je m’arrange les cheveux, je me mets en soutien-gorge. Je n’aurais jamais pensé me retrouver dans cette situation, sur ces genoux, à lui donner son vin comme à un bébé. La blancheur absorbe les couleurs, ses lèvres se tâchent de raisin. Je lui pose une question sur sa peau et je la caresse. Il me demande ce que j’aimais regarder dans ses photos et je lui raconte, petit à petit, en le caressant. La nuque, les oreilles, les aisselles, le dos, la fois où le short lui tombait après un plongeon à Florianopolis, où la toile blanche moulait ses fesses et la bouche, surtout la bouche, sa bouche qui me plait tant, la bouche qui mâchait ce chewing-gum vert et me faisait mourir de désir, sa bouche au premier plan, que je ne peux m’empêcher de regarder et d’embrasser, délicieuse, matelassée. En parler m'excite, nommer son corps, le montrer, je veux faire l'amour ici, maintenant, et nous le faisons. Je lui fais. Je ne le suce pas, à aucun moment. Je sens que c’est moi qui le baise, qu'il est là, avec sa bite dure, sans bouger, assis dans le fauteuil, qu'il se laisse baiser.  Je monte et descends, j’embrasse ce qui me plait chez lui, ce que je désirais quand je regardais ses photos, ce que j'avais pressenti et fantasmé. Il propose une autre position, d'aller dans le lit, de la tranquillité, un autre verre de vin, mais je ne veux pas. Je veux qu’il ne fasse pas chier, qu’il reste assis comme ça et qu’il ne parle pas, qu’il ne me touche pas, qu’il me laisse dominer, m’abandonner, lui mordre cette peau pâlichonne, lui planter les ongles dans le dos pendant que je me la mets de plus en plus profond et je veux crier et je crie et je ne peux pas le caresser, seulement lui attraper les cheveux, les agripper, lui faire mal, il me rend folle, j’halète et d’un coup, je ne sais pas pourquoi, sans me retenir, je le gifle. 

T’es complètement folle ! Je m’habille, je m’en vais, je ne le vois plus pendant quelques mois, jusqu’à ce qu’arrive l’été. Il fait chaud et pendant les pauses, quand il n’y a pas de clients au restaurant, je vais à la fenêtre pour fumer une cigarette et souffler la fumée à l'extérieur. Travailler autant pendant la haute-saison m’apaise, contrairement à ce que l’on pourrait penser, à ce que l'on peut entendre par ici. En face du restaurant il y a l’océan, les touristes qui vont et viennent comme des tortues, comme s'ils avaient tout le temps du monde, qui croient que le temps ne finit jamais. C’est pour ça qu’ils donnent de si bons pourboires. Je tire des bouffées bruyantes et relâche des soupirs de fumée qui retombent dans le vent salé comme des ronflements. Je regarde les enfants avec leur mère qui font des châteaux de sable, remplissent des petits seaux de plastique d’eau sale, petits escargots. Sous un parasol il y a le mannequin albinos avec sa copine, celle qu’il avait quittée pendant son voyage au Chili, celle qui apparaissait sur ses photos de Florianopolis en train de boire de l’eau de coco et de faire tout ce que l'on attend d'un touriste. La fille aux cheveux châtains, commune et banale. Elle le barbouille de crème solaire, couche après couche, lui arrange son petit chapeau et ses lunettes noires avec des gestes de mère experte en soins infantiles, en petits châteaux de sable. Quelque chose dans tout ça me dit qu’ils sont heureux, qu’ils ont de la route à faire, qu’ils ont maintenant une vie commune. C’est une aura éblouissante pour les gens comme moi qui n'y croient pas, alors je fume de plus belle et je me dis que je devrais peut-être prendre un chewing-gum, que ce serait moins mauvais pour ma santé. Je me remémore son chewing-gum vert et réalise qu'il a perdu sa dimension érotique. C’est un détail que mon cerveau a effacé, quelque chose de confus, de bizarre. 

Quand le soleil se couche et que le vent semble souffler plus vite et plus fort, le petit couple ferme son parasol, range tapis de plage et autres cochonneries dans un sac aux motifs fleuris et retourne dans  la maison de vacances louée pour l'été. Il sait que je suis là, que je travaille ici et que la vue du restaurant est imprenable, mais ils s’arrangent pour ne pas y manger. Ils passent leur chemin, quelquefois main dans la main. Moi, je termine ma cigarette, je jette ce qu'il en reste et les regarde s’éloigner en pensant, pauvre de moi, pathétique, qu'il se retournera peut-être, mais il ne le fait pas. Je sers des bières, je passe des chiffons humides sur les tables, les jours passent et ça ne me fait plus bizarre de les voir chaque après-midi au même endroit sur le sable. Est-ce son idée à lui ou à elle de venir ici ? Reviendront-ils l’année prochaine et les suivantes ? Amèneront-ils leurs enfants ? Je sors danser sans les croiser. Ce n’est pas qu’il me fuit, qu’il ne veut pas me voir. Je pourrais aller sur sa page Facebook si je le voulais mais j’y réfléchis deux, ou trois, ou quatre, ou cinq fois avant de le faire. Et puis non, il ne vaut mieux pas.  Il est déjà dans d’autres histoires, dans ces vies que j’ai toujours détestées, plus encore que la ville où je vis quand ce n’est pas l’été, que ceux qui vivent dans le quartier, ceux que je vois toujours. Il est avec son parasol et sa femme. Car elle, ce n’est pas une poupée, ni une petite. Je le sais. Je m'en rends compte. Je le perçois, bien que je ne sois pas allé sur son Facebook, que je ne le voie plus dans des publicités et que je ne le croise plus quand je vais danser. Je sais parfaitement le genre de vie qu’il mène et je sais qu’elle n’est pas meilleure que la mienne. C’est un autre chewing-gum qui tourne, se retourne et se décolore, et perd sa saveur. Bien sûr, c’est ça, bien sûr. C’est un rêve et je ne me suis jamais rendu compte que j’étais en train de rêver. Depuis que j’ai quitté sa maison, honteuse après mon excès de luxure, une partie de moi rêvait d’être avec lui. C’est inconscient, quelque chose…  je ne sais pas, je ne vais pas voir de psychologue, je ne me rends pas bien compte, mais c’est un truc… comme si je te disais qu’il y a deux personnes en moi et que l’une d’elles a toujours rêvé de lui. Ce n’est pas que je sois amoureuse de lui. C’est quelque chose qui y ressemble. Comme si j'avais une double personnalité dont je n'écouterais que la moitié. Maintenant c’est bon, il a changé de vie, le temps a passé. Quoi ? L’inviter à sortir et lui raconter qu’il y a deux personnes en moi et que l’une d’elles est en quelque sorte amoureuse de lui ? Il m’a déjà dit une fois que j’étais folle. Je n’ai pas besoin qu’il me le répète. Ce dont j’ai besoin c’est de sentir encore ce charme, cette fascination que j’ai éprouvée quand il m’a invitée à sortir, quand il mâchait son chewing-gum de façon si malicieuse, quand il me montrait sa bouche grassouillette et que je rougissais, même si l'érotisme de ce souvenir s'est déjà estompé. Parce que je n’ai jamais vu quelqu’un mastiquer si délicieusement, quelqu’un d’aussi attirant, quelqu’un qui puisse m’emmener n’importe où, comme folle, en me disant « allons-y », qui me déchaine et me fasse perdre la raison. Je n’ai jamais vu personne comme ça. Non. Nulle part. 




[1] L’auteur utilise le terme de « séguidilla » qui est une danse d’origine andalouse, rythmée et aux pas très variés. (NdT)

jeudi 17 février 2011

DE LA COMPOSITION DES ARCS-EN-CIEL, Washington Cucurto

(Traduit de l’espagnol par Geneviève Orssaud)
T
- Quelle droite !
Un formidable direct dans la gueule du patron
qui l’a fait rouler sur lui même comme un saucisson
sur la machine à couper la viande froide.
Et c’est comme ça qu’ils nous ont viré de l’usine
de Caucho, à Constitución.
Et c’est comme ça que se sont terminées nos
48 heures hebdomadaires.
Comme ça qu’on s’est retrouvés à la rue !
Sans un rond !
Encore à la rue !
On est partis par Lima
et on a pris tout droit par Brasil.
Le jour veut se lever et la fumée
de l’usine se faufile entre de petits nuages
portègnes, bien orgueilleux…
Etait-ce bien nécessaire de faire tout ce voyage,
venir depuis Salta, pour voir l’arc-en-ciel
sur le toit d’une usine,
d’un dancing crasseux ?
Etait-ce bien nécessaire de faire tout ce dérangement
pour que l’arc-en-ciel entre dans ma vie, insidieusement, dans ma poitrine
de môme de Salta, irréconciliable ?
Encore à la rue !
Et sans un rond !
On a été embauchés dans un petit atelier
de découpe de tissu, dans la rue Paso,
en plein Once ;
un Coréen tête de River Pley
s’est approché et a envoyé le petit saltègne
repasser du tissu.
Avec une centrale vapeur de pressing !
Quel enfer près de cette centrale vapeur !
A la nuit tombée, le Coréen vient
et nous dit qu’on peut partit tôt (tôt ?!)
- Eh, River Pley2, viens nous payer,
cette nuit on sort !
- Lin pas payer avant fin du mois.
Ç’a été la dernière chose qu’il a dite :
le petit saltègne l’a serré
par les tifs et lui a montré toute
la fureur saltègno-bolvienne,
il lui a mis la tête sous la centrale vapeur
de pressing, la tête du jaune
fumait, fumait…
C’était à voir et à ne pas croire !
C’était à voir et à éjaculer !
Putain de cul-terreux ! OEil de vulve inclinée !
Je vais te renvoyer à Shangai !
Injuriait le petit saltègne
possédé par Judas.
Le saltègne3, courtaud et grande gueule,
avec un vague air de Housemann4,
l’a frappé d’entrée
et ensuite il s’est démené avec la fillette
petite Coréenne de 13 ans,
il l’a tenue contre le mur,
lui a baissé la culotte et il la lui a enfilée
par derrière, à sec.
C’état à voir et à éjaculer !
C’était à voir et à éjenculer !
Vive la Thaïlande !
Asiatique hépatique !
Fille de Li Bai !
Pindapoy5 !
Les oreilles du jaune en fondaient
quand il voyait comment on enculait sa fille.
Elle est vierge !
La petite Coréenne qui se tordait contre
le mur sale, écaillé,
et la bite du salt’.
- Yamanochuqui ando !
- Yamanochuqui ando ! – disait-elle.
On m’encule !
On m’encule !
Les voisins ont appelé les pompiers
pile quand le jus du saltègne
tombait sur la jambe de la jap.
Les pompiers arrivaient à toute blinde,
par Pueyrredón, à contresens.
Quelles brutes ! Quels frimeurs !
Les jets d’eau tombaient sur l’atelier
de découpe de tissu.
La vapeur s’élevait jusque dans le ciel
et formait un bel arc-en-ciel.
Qu’il pleuve, qu’il pleuve, les oiseaux
chantent les jap se lèvent !

Chatouillais le cul de la jap
et à chaque chatouillis sortait un peu
de jus saltègno-bolivien…
C’était à voir et à ne pas croire !
C’était à voir et à éjaculer !
détournée.