lundi 28 février 2011

Les dissidents/ Camilo Bogoya


Cette histoire, j’aurais aimé qu’on me la
raconte, sauf que c’est à moi qu’elle est arrivée. En
partie, la partie secrète, cachée et sans importance, car
la partie essentielle, c’est Sara qui l’a vécue. C’était en
mars. En 1980. Cela faisait quelques mois qu’on
jouait à vivre en couple, Sara et moi. Cela se passait
plutôt bien. On faisait des asados argentins, on
s’ennuyait le dimanche, j’essayais de mettre des films
pour baiser mais, pour le sexe, elle était du matin.
L’intimité, cette forme excitante de la confiance,
m’avait conduit à repasser ses tanguas, à lui couper les
ongles et à écouter ses ronflements, et ce personnage
dont je connaissais les humeurs, les manies, la
tendance à la boulimie, était de l’air entre mes mains.
L’intuition est la perception immédiate des choses.
Mais j’ai dû attendre l’année 80 pour prendre Sara

rondeur de ses fesses, sentir que je ne savais rien de la
commandante zéro, rien de plus à part qu’on était en
mars et qu’elle avait un rendez-vous, à six heures de
l’après-midi, sur le pont de la 45ème rue.
Un rendez-vous avec Alex, avec ce que les
optimistes appellent une meilleure amie. Alexandra
avait travaillé un temps à l’abattoir de l’Université
Nationale. Une fois, quand j’étais à l’école, on m’avait
emmené voir comment on sacrifiait les porcs. Pour
qu’on apprenne, avait dit la prof. On était devenus
grands, on avait dépecé des mammifères, on avait
quitté l’école primaire et passé notre bac. Alex était
une femme pleine de contradictions. D’être
végétarienne, ça ne l’avait pas empêchée de travailler à
l’Université Nationale. Avec son mètre cinquante,
Alex avait un faible pour les causes perdues, pour le
risque, pour les joueurs de basket. Voilà le portrait
que j’ai fait d’elle à la police quand j’ai été interrogé.
Ils sont arrivés à onze heures. J’étais en train
de regarder un film et je commençais à m’inquiéter de
ne pas voir Sara rentrer. Ils ont sonné, ils ont salué,
puis ils ont renversé la commode, jeté les livres par
terre, se sont remplis les poches des cartes du
Kamasutra, sont entrés dans la cuisine et ont bu mon
pisco.
Pendant l’interrogatoire, je caressais Walter, le
chat qui était arrivé avec Sara. Tout d’un coup, le flic
s’est mis à me parler d’Alex, à me dire qu’elle n’avait
jamais été végétarienne, qu’elle mesurait un mètre
soixante-cinq, et que la seule chose vraie dans tout ce

que j’avais dit, c’était qu’il s’agissait d’une salope. J’ai
lancé Walter sur le giron du flic et lui ai envoyé un
coup de poing qui a fendu l’air. Peut-être que ce coup
de poing raté n’a modifié que le destin de Walter
parce que le mien était déjà écrit dans un rapport!: le
N 57.
Ils m’ont bâillonné, m’ont fait monter dans
une voiture et on a traversé le quartier en pleine nuit.
Le reste de l’interrogatoire, je l’ai passé dans les
cachots de la police militaire.
—Allez, parlez-nous de votre copine,
González.
La peur m’était passée. Pour gagner du temps,
j’ai essayé de leur parler d’Alex. Ne me calomnie pas,
m’avait-elle dit une fois, quand on se disputait. En
réalité, je ne la connaissais pas ou, plus exactement, je
la connaissais par ouïe dire. Tout le monde raconte
des histoires, on aime ça, parler des autres, raconter
un secret,!n’en parle à personne, mais Alex a fait ça,
c’est comme ça que les potins commencent et après il
y a un journaliste, comme moi, qui écrit un reportage.
Je voulais dormir à la maison, en caressant Walter,
j’allais donc collaborer, bien sûr, on était du même
bord. Mais, qu’est-ce qu’elle m’avait fait, Alex! ?
C’était pas la bonne question, qu’est-ce qu’elle ne
m’avait pas fait, qu’est-ce qu’elle m’avait refusé, qu’est
ce qu’elle ne me ferait jamais!?
—González, je vous répète ma question,
parlez-nous de votre copine.
C’est Sara qui m’avait parlé de la torture. Je
n’avais jamais osé proposer le sujet à la rédaction.

Sara m’avait dit que, dans ses cachots, la police avait
un endroit qu’on appelait la cour des papes. Ou peutêtre
qu’on l’appelle le lit de l’inquisiteur. Si tu n’es pas
néo-libéral, catholique et hétérosexuel, on t’y enferme
et t’en prends plein la gueule. Juste ça. La phrase est
de Sara, elle l’avait recopiée d’un manuel. Elle n’était
jamais capable de me raconter une histoire en entier.
Elle me disait, mon amour, il y a un endroit, à deux
kilomètres d’ici, qu’on appelle la cour des papes, puis
elle se taisait, un autre jour elle me disait presque en
pleurant, j’espère qu’on ne t’emmènera jamais au lit de
l’inquisiteur! ; un autre jour, mon pioupiou —je suis
très maigre—, Alex voudrait qu’on lui garde son
appareil photo, il restera pas longtemps ici, c’est un
appareil d’amateur, et fais bien attention, ne t’en sers
pas, ne l’ouvre pas, reste tranquille, et c’était tout,
mon pioupiou, aujourd’hui j’ai rendez-vous dans la
45ème rue, et on ne pouvait pas lui poser de questions
parce que sinon, on faisait pression sur elle, ou il lui
fallait du temps à elle, ou j’étais un sale macho
possessif.—
On va reprendre les choses par le début,
M. González. Quel genre de relation vous avez avec
Sara Castro!? Pourquoi est-ce que vous viviez avec la
commandante zéro ?
Je n’en savais rien, moi, de ces histoires de
commandante, mais va faire croire que la fille qui te
cajole la queue, la petite ronde avec des yeux
d’agneau, a une vie inconnue, anonyme et peut-être
plus vraie!?
Bon, ai-je dit au flic, je vais vous raconter un

truc très délicat, ça doit rester entre nous. Raconter,
c’est une question de ton!; j’étais dans un cachot et je
demandais au flic de tendre l’oreille, j’allais tout lui
raconter, comme si on avait été au café, c’est ce que je
lui ai dit, imaginons que vous et moi, on soit amis et
qu’on soit assis au café. Le policier a mis sa main
dans sa poche, en a sorti une flasque d’eau-de-vie et a
en bu une rasade. On le payait pour faire le méchant,
pour débarquer chez n’importe qui à onze heures du
soir et pour te sortir en caleçon.
—Alex, je l’ai connue en 78.
Le flic m’a envoyé par terre et m’a donné un
coup de poing.
—Jouez pas au con, González, parlez-nous de
Sara.
En me relevant, j’ai senti que la réalité
vacillait.
—Justement, je lui ai répondu la main sur ma
joue. Aujourd’hui, elle avait rendez-vous avec
Alexandra.
Il faut que je suspende le récit de cette nuit-là
pour qu’on voie une pièce minuscule, un homme
debout, moi, et l’autre assis, le flic, et une puissante
ampoule au-dessus de ma tête. Il n’y a rien d’autre,
mais l’imagination est obsessionnelle. À ce momentlà!;
j’ai pensé à Sara, à sa façon d’agrafer son soutiengorge,
à son habitude de sortir de la douche et de se
promener nue dans la maison. J’ai commencé à parler
d’elle. Curieusement, je l’avais aussi connue en 78.
C’était Alex qui me l’avait présentée. En disant ça, je
me suis recroquevillé, comme pour parer un coup,

mais le coup n’est pas venu et petit à petit j’ai dû
raconter mes secrets, ce récit fait de délations que le
flic attendait.
C’était en août 78. Pour la première fois dans
l’histoire, un ballon gonflé à l’hydrogène avait traversé
l’Atlantique. Cela paraît incroyable qu’on ait dû
attendre jusqu’en 78, mais c’est la vérité. Il y a des
entreprises échevelées!: l’amour conjugal, les jeux de
hasard, le massage prostatique, le destin politique.
C’était les seules choses qui réjouissaient Sara. On
s’était connus sur la Septième Avenue, dans un
restaurant de pâtes. C’est Alex qui me l’avait
présentée. Ce soir-là, au restaurant, un type était
arrivé, qui les connaissait, qui les tutoyait, qui les
prenait par la taille. On l’appelait le Calife. Un
étudiant en droit, un grand type aux yeux bleus, on
aurait dit Camilo Torres, mais c’est pas possible parce
qu’il est mort.
—Attendez, González.
Tout à coup, un autre policier est entré.
C’était un dessinateur!; j’ai fait un portrait-robot. Sans
le vouloir, j’étais en train de décrire l’ex de Sara. Je
l’avais vu une ou deux fois, le genre de tête qu’on
n’oublie pas. Plus creuses, les joues. Le nez, plus long.
Aucun des flics ne s’était rendu compte que
maintenant c’était moi qui donnait des ordres! :
mettez plus de cheveux, pas autant, un peu plus.
Je pouvais continuer comme ça, à inventer des
personnages. Il suffisait de penser aux Mille et une
nuits, à un récit si subjuguant qu’il me permette de
voir la lumière d’un nouveau jour.

Il y a des choses sur lesquelles je ne me
trompe jamais, j’ai ajouté. Je ne sais pas ce que le
Calife a fait, je ne sais pas l’effet que font ce grain de
beauté et ce regard, mais quand je l’ai connu, il avait
l’air d’un type bien.
La mâchoire des vertébrés a un nombre précis
de molaires et d’incisives. Je les avais toutes au
complet, sans abcès ni caries. Je ne sais pas pourquoi
j’ai dit ça mais, comme un con, je l’ai dit. Ils s’y sont
mis à deux pour me bourrer de coups de poing. Ça a
été ma première perte. Enfin, la deuxième, après le
pisco. Ou la troisième, après les cartes du Kama, c’est
comme ça qu’on l’appelait avec Sara!: une séance de
Kama, où tu as caché le Kama, fais-moi le Kama 3. Ma
défense du Calife, mon personnage, m’a laissé un
trou, en bas, à gauche. Il me suffit de passer ma
langue de ce côté pour m’en souvenir!; je tombe sur
un trou, énorme et pulpeux, et je revois le regard
glauque du flic.
Édenté et en sang, j’ai continué de subir
l’interrogatoire. Je leur avais ouvert la porte parce que
je ne voulais pas de problèmes, parce que quelqu’un
me faisait une blague, «! ouvrez, c’est la police! », un
voisin qui avait entendu les gémissements du film et
qui voulait le voir avec moi.
—Revenons à Sara.
Je devais seulement être cohérent, me
souvenir de ce que je disais, il n’y a rien de plus
inquiétant qu’un conteur sans mémoire, qui se
contredit, qui perd le fil de son histoire, comme s’il
ne comprenait pas ce qu’il raconte, comme s’il ne

savait pas où il va et qu’il n’inventait pas des
personnages mais des masques, des ombres, des
fantômes.
Bon, Sara avait une faiblesse. Ça m’était égal
qu’elle soit idéaliste, boulimique et même menteuse
au lit, moi aussi, j’avais mes défauts. Sara avait
commencé à la récréation, dans les toilettes, une fois
sans avoir petit déjeuné et à cent mètres du collège.
D’abord, du hasch, puis de la coke, plus tard, tu jures
que le crack, c’est comme l’au-delà, tu es jeune et tu
supportes tout. Sexe, drogue et politique, c’est ce que
notre génération appelle avoir des expériences.
Quand Alex et Sara se retrouvaient, c’était pour
acheter. Je ne participais pas au trip, je ne savais rien,
j’embrassais Sara et je me laissais caresser la queue,
c’était tout.
—Continuez, González.
C’était elle qui m’avait appris à boire du maté.
Elle avait des amis argentins. Un jour elle était arrivée
avec l’herbe. Ça vous laissait un arrière-goût amer et
une sensation de joie. Le matin, quand on faisait
l’amour, une cigarette et un maté. Il y en a un paquet
dans le tiroir de gauche. Sous la confiture. L’aprèsmidi,
Sara disparaissait. Elle était très bizarre, très
silencieuse, je ne sais pas pourquoi elle vivait avec
moi, elle m’avait dit jouons à être ensemble et le jeu,
c’était du tout bon, il n’y avait pas de perdants, que
des combats, des riz au poulet, des ajiacos et des asados
argentins le week end. Je suppose que, pour elle, la
politique, c’était aussi un jeu, faire un puzzle avec des
pièces manquantes.

—González, m’est avis qu’on se comprend
pas, vous et nous.
Bon. Vous voulez des faits, des dates, des
noms. Vous voulez une histoire. Je vais vous la
raconter. Sara avait des amis, c’est un droit
constitutionnel. Je n’ai jamais été son ami. L’amour,
ça exige des aveux, mais Sara se méfiait de moi. Elle
tenait son journal, vous pouvez le trouver sur la table
de nuit de gauche. Il y a aussi un agenda avec des
dates barrées dans le calendrier. J’ai respiré. J’ai senti
que mon récit était convaincant. Ils me croyaient. Et
tout était vrai. Vrai mais pas vérifiable. L’agenda était
annoté en deux couleurs, rouge et noir, je n’y avais
jamais rien compris. Ils y trouveraient des noms, des
adresses, des dessins, parce que Sara dessinait, et si
vous trouvez un homme nu, avec de grandes couilles,
c’est moi, je vous jure.
—Pas de blagues, González.
Bon. Sara et moi, on avait ce qu’on appelle
une vie commune. Je savais qu’Alex avait ses hobbies,
comme préférer l’art moderne ou le jus de mangue au
lait. C’est pour ça qu’il ne s’était jamais rien passé
entre nous, j’étais trop normal, un type si ordinaire
qu’Alex ne m’avait jamais rien raconté, elle ne m’avait
jamais parlé de Sara, elle nous a simplement
présentés, elle, c’est la belle Sara, le beau mec, là, c’est
González. Ça, je vous l’ai déjà dit, mais je ne vous ai
pas dit que, moi aussi, je tenais un journal, très
sporadique, il est caché dans la bibliothèque, un petit
cahier à pages jaunes. Lisez-le, je raconte comment je
fais le chocolat et le riz au poulet, comment je me

masturbais en pensant à Alex, comment c’étai elle
que je voyais quand je jouissais sur les seins de Sara.
Ce sont des données précieuses, tu dois avouer tes
pensées intimes, tu dois rendre la trame
vraisemblable, après ça, on te croit.
—C’est la dernière fois que je vous pose la
question, González, qu’est-ce que vous faisiez avec la
commandante zéro!?
Bonne question. Je me l’étais longtemps
posée moi-même et je n’avais jamais trouvé la
réponse. Le flic se leva.
—González, vous vous souvenez des
assassinats de Carlos López et de Laura Fernández!?
Ces noms ne m’étaient pas inconnus. Ça avait
été des affaires retentissantes. Le bruit courait que le
premier avait été tué par sa maîtresse et qu’on avait
vidé sur la seconde le chargeur d’un calibre 38 court
en plein jour. L’un et l’autre faisaient de la politique,
des jeunes gens enthousiastes, l’un et l’autre
montaient deux fois par semaine au mont de
Monserrate. Sara avait les mêmes habitudes.
—Je vous parle de Sara, de votre copine,
accusée de port d’armes illégal et de falsification
d’identité.
Sara ne me laissait jamais regarder dans son
sac. C’est pour ça que j’adorais laver ses vêtements et
trouver des bouts de papier dans ses poches. En
revanche, cette histoire d’identité, j’étais au courant.
On jouait parfois à s’appeler par un autre nom,
surtout quand ça nous excitait d’imaginer qu’on

venait de se connaître dans la rue et qu’on était sur le
point de faire l’amour.
—Oui, Monsieur, celle qui a lancé les pétards
de la treizième rue.
L’explosion avait donné lieu à une histoire
tragique. Apparemment, ils voulaient attenter à la vie
du Ministre de l’Intérieur mais ils s’étaient trompés
dans leurs calculs et la bombe avait explosé avant le
passage de la voiture. Un vendeur de bonbons avait
perdu une jambe. Des enfants qui rentraient de
l’école avaient été défigurés.
—C’est bien de la même que je suis en train
de parler, González, de la femme qui a organisé le
hold-up de l’Hôpital Militaire.
L’opération avait été un coup de maître. Il
s’agissait de voler la banque d’organes congelés
qu’avaient les militaires pour la redistribuer dans les
hôpitaux de pauvres. Le deuxième volet, cependant,
avait été un échec. Les médecins avaient pris peur,
personne n’avait voulu accepter les organes des
martyrs de la patrie. Au bout de quelques heures, une
moelle osseuse, des cornées et un morceau de rein
avaient réintégré, décongelés, la chambre frigorifique
de l’Hôpital Militaire.
—Vous allez répondre maintenant, González,
qu’est-ce que vous foutiez avec la femme qui
m’embrassait les couilles!?
Il y a des nuits très longues. Ils m’ont
emmené dans une cellule où la lumière du jour ne
pénétrait pas. Je ne sais pas combien d’heures ont
passé, ni combien de fois j’ai pissé. Ils ont

recommencé à m’interroger. Chaque récit est le
dernier. J’aimais les interrogatoires, ils m’aidaient à
connaître Sara, à me la rappeler, à savoir que les faits
d’une vie sont le genre de livres qu’on ouvre parfois
et auxquels on ne comprend rien. Après, ils m’ont
oublié. Au journal aussi.
Dans les cachots, de temps en temps on nous
laissait lire la presse de l’année précédente. C’était la
seule chose, avec l’annuaire téléphonique, qu’on nous
laissait lire. Je lisais toujours les nouvelles
internationales. «! Jenny est arrivée, à l’âge de douze
mois, au Zoologique de Dallas. La direction du zoo a
décidé le décès de la gorille, malade de cancer, au
bout de 55 ans de vie en captivité! ». Mon camarade
de prison s’appelait aussi Jenny. Notre cellule était la
N 57. Jenny était devenu fou en apprenant le grec. Il
passait des heures à écrire sur les murs. Parfois, on
avait des dialogues! : je disais merde et il répondait
«! hybris! », je disais merde et il argumentait d’un
«!polis!», je disais merde et il me consolait d’un «!viens
ici!». J’ai passé cinq ans à lui raconter ces faits, pour
ne pas les oublier, parce qu’on nous donnait une
nourriture qui nous perforait la mémoire. J’ai même
fini par oublier qui j’étais, pourquoi je tenais un
journal aux pages jaunes où je disais tout ce qu’avait
fait ma Sara, tout ce que j’avais fait, moi, quel genre
d’apatrides on était et ce que je cachais sous l’aspect
d’un journaliste naïf, d’un civil sans conscience, de ce
civil qu’on avait interrogé jusqu’à lui briser les os et
lui fendre les lèvres et que tout le monde avait fini par
oublier. Mais je ne sais plus si en réalité, ce type-là,

c’est bien moi, je ne me souviens plus si c’est la
version que j’ai fini par signer. Je suppose que Sara l’a
appris un jour, je veux croire qu’elle m’a pardonné, je
veux croire qu’elle n’a pas été arrêtée et qu’elle est
encore en vie, consciente du fait que je n’étais qu’un
faux témoin.
Jenny souffrait de pharmacodépendance. Il
avait passé un accord avec les gardiens pour qu’on lui
fasse parvenir ses trips, sous forme de capsules
dissimulées dans les pois chiches. Jenny les partageait
avec moi. C’est la seule chose qui m’a consolé de la
perte de Walter!: un jour, ces enfants de salaud m’ont
apporté une boîte avec le squelette du chat dedans.
Je suis sorti en 85. Des tortures, il m’était resté une
boiterie et une lèvre fendue. J’ai dû attendre plusieurs
années avant de pouvoir arranger mon visage. J’ai dû
attendre davantage encore pour me défaire des
addictions auxquelles Jenny m’avait initié. Quelle est
la première chose que fait un homme qui sort de
prison! ? Je suis allé chez moi, je me suis rappelé ce
que Sara m’avait dit et j’ai cherché l’appareil photo
d’Alex. Bizarrement, ils ne l’avaient pas pris. Il faut
toujours laisser quelque chose derrière soi pour qu’il y
ait une possibilité d’être pris à nouveau. Je l’ai ouvert
et je l’ai démonté. J’ai trouvé un bout de papier avec
des numéros et une liste de noms. J’ai avalé ce bout
de papier comme j’avais avalée toutes ces années.
Ensuite, je suis allé sur la tombe d’Alexandra! : elle
s’était tuée en 82. Après, je suis allé manger un ajiaco
mais mon estomac n’était plus le même. Une semaine
plus tard, je suis monté dans un avion. On dit

qu’Alexandre le Grand a souffert sa vie durant du
même cauchemar cyclique. Un an après, et pendant
des années, j’ai rêvé que Sara était vivante, qu’elle
venait me voir et qu’elle me mettait les doigts dans le
cul, et qu’on était profondément heureux.
L’autre jour j’ai pensé que je n’étais peut-être jamais
sorti des cachots de la police militaire. L’autre jour j’ai
revu Jenny. C’est peut-être lui qui raconte cette
histoire. Dans tout ceci, il y a une phrase dont je ne
sais si elle doit aller au début ou à la fin. Il faut écrire
l’histoire de cette nation comme si on avait le couteau
sur la gorge.
                    Traduit par Florence Olivier

Du livre ça cartonne, La Guêpe 2010

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